10 conseils pour voyager… avec philosophie
Qu’on parte très loin ou qu’on reste près de chez soi, faire en voyage est une expérience exaltante et marquante. Mais elle n’a rien d’évident, à une époque marquée par le tourisme de masse et la standardisation. Alors pour bien profiter de votre périple, voici dix recommandations de philosophes. Attachez vos ceintures !
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Conseil n° 1) Mettre ses convictions à l’épreuve
Pourquoi suis-je le seul à finir mon assiette ? Pourquoi n’ouvre-t-il pas le cadeau que je viens de lui offrir ? Les us et coutumes des autres cultures nous étonnent et, parfois, nous choquent. Les découvrir sans les juger trop vite est sans doute le premier bénéfice d’un voyage. C’est ce que pense Montaigne. L’auteur des Essais a fait beaucoup de route. Quelques années après la découverte de l’Amérique, lui-même découvre les récits sur les mœurs déroutantes de peuples inconnus. Face à des coutumes qui choquent les convictions européennes, il adopte une attitude tolérante et sceptique. Faut-il les condamner, ou bien au contraire se demander si ce n’est pas nous qui sommes barbares ? Une leçon à retenir avant de s’énerver.
“Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage”
Michel de Montaigne, Essais, livre premier, ch. 31, « Des cannibales », 1572-88
Conseil n° 2) Inventer ses méthodes de visite
Même si l’on passe peu de temps à un endroit nouveau, on peut inventer ses propres méthodes pour le visiter. C’est par exemple ce que fait Montesquieu. En débarquant dans une ville italienne, il cherche le point culminant et y monte. Il repère ainsi les grandes masses, cherche à comprendre la structure générale de la cité, en séparant les rives d’une rivière, en distinguant ville haute et ville basse, zones manufacturières et d’habitation, quartiers officiels, riches et populaires. Il consacre le reste de son temps à visiter la ville, rue par rue. Mais avant de repartir, il remonte sur la tour ou le campanile, afin de resituer tout ce qu’il a vu dans la structure d’ensemble. Il articule ainsi vision d’ensemble, exploration et synthèse informée. Mais c’est à chacun de créer ses propres protocoles de visite. Certains choisiront un quartier général, par exemple un café, qui leur servira de point de repère et de convivialité. D’autres tourneront systématiquement à droite dans un labyrinthe de ruelles. Bref, un voyage doit être l’occasion de se choisir des règles personnelles.
“Quand j’arrive dans une ville, je vais toujours sur le plus haut clocher ou la plus haute tour, pour voir le tout ensemble, avant de voir les parties ; et, en la quittant, je fais de même pour me fixer les idées”
Montesquieu, Voyages, posth., 1894
Conseil n° 3) Accepter de se perdre
Rien de plus ennuyeux que les itinéraires balisés par les guides et le flux des touristes, entre lieux remarquables et passages obligés. C’est pour lutter contre ce conformisme de masse que le philosophe situationniste Guy Debord, avec ses compagnons révoltés contre la « société du spectacle », ont imaginé la « dérive psychogéographique ». Elle consiste précisément à dériver, si possible à plusieurs, des heures durant, à virer vers la banlieue, les bars borgnes, les zones industrielles ou les friches, en s’imprégnant des atmosphères et en identifiant des caractères propres à tel ou tel lieu. Pour découvrir, il faut s’égarer.
“Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent”
Guy Debord, « Théorie de la dérive », in : Les Lèvres nues, 1956
Conseil n° 4) Profiter pleinement du beau… et du sublime
En voyage, on se dispute souvent sur la beauté de ce que l’on contemple. On a envie de partager son admiration, mais sans disposer d’arguments convaincants. Normal : le beau procure un sentiment de plaisir mais demeure, selon Emmanuel Kant, « ce qui plaît universellement sans concept ». Cela n’empêche en rien de profiter de l’harmonie des lignes, des contours, des couleurs. Mais l’on peut éprouver également, dans un désert, face à l’océan agité, une cascade bouillonnante ou un volcan pas complètement éteint, le sentiment du sublime. Dans un mélange d’admiration et d’effroi, le spectateur sent que quelque chose le dépasse totalement, qu’il est incapable d’en saisir les limites. C’est le signe, selon Kant, qu’il y des choses, des idées, que l’on est incapable de saisir complètement, mais qui existent néanmoins.
“La nature est sublime dans les phénomènes, dont l’intuition suscite l’Idée de son infinité ”
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790
Conseil n° 5) S’étonner de tout, même du banal
La source de la réflexion philosophique, selon Platon et Aristote, est l’étonnement, même face à ce qui ne provoque habituellement que désintérêt ou haussement d’épaules. Or, dans un voyage, on passe une bonne partie de son temps dans les gares, sur les routes ou dans les trains. On a tendance à ne pas observer les publicités, à ne pas entrer dans un supermarché, à fermer les yeux sur l’organisation de l’espace dans un aéroport. Il y a pourtant tant de choses à en apprendre ! L’intérêt d’un voyage n’est pas seulement le pittoresque, mais l’ordinaire : la manière dont les gens conduisent, les chantiers de construction, les files d’attente et les comportements de ses semblables. Bref, passer plusieurs heures dans une salle d’attente a de quoi satisfaire la curiosité de chacun, à condition de savoir s’étonner.
“Il n’y a pas d’autre départ de la quête du savoir que le sentiment de s’étonner”
Platon, Théétète
Conseil n° 6) S’immerger dans le tout
Au lieu de fixer son attention sur les seuls monuments ou paysages dignes d’intérêt d’après les guides touristiques, pourquoi ne pas plonger dans la totalité du lieu que l’on explore ? C’est la vision taoïste [lire notre grand dossier], qui considère que l’harmonie du monde se compose d’éléments opposés – la terre et le ciel, le chaud et le froid, le féminin et le masculin… C’est le seul moyen pour entrer véritablement en résonance avec l’environnement, en ressentir les vibrations, les subtils changements d’atmosphère, et la profonde unité.
“Les êtres baignent dans le Tao comme les poissons dans la mer”
Conseil n° 7) Rester stoïque en toutes circonstances !
Dans un voyage, il y a toujours de l’imprévu, pas forcément très agréable. Rater un train, subir un retard, faire la queue, patienter dans un hall d’hôtel ne sont jamais des moments d’allégresse. Mais, au lieu de s’énerver et de gâcher la vie, pourquoi ne pas prendre ces petits désagréments avec stoïcisme ? C’est ce que conseille le philosophe Épictète, esclave de l’Antiquité. Il distingue ce qui dépend de nous — notre volonté, nos représentations, nos imaginations — et ce qui n’en dépend pas. Et il y a tellement des choses que nous ne pouvons changer, par exemple avancer l’horaire d’un bus ou rattraper un retard ! Alors, au lieu de se gâcher la vie en attendant un transport qui n’arrive pas, autant rester serein.
“Quiconque se soumet de bonne grâce à la nécessité est un sage”
Épictète, Manuel
Conseil n° 8) Ne pas interposer un écran entre soi et le monde
Pourquoi ne pas oublier, au moins de temps en temps, le désir irrépressible de prendre une bonne photo ? Car une fois qu’on a trouvé le bon cadre, on a tendance à oublier ce qu’on regarde. Or se remplir d’une atmosphère, d’un beau paysage ou d’un monument magnifique requiert du temps, celui de l’attention. C’est l’un des thèmes de la pensée de Simone Weil, qui lui donne volontiers un sens mystique d’attention de ce qu’on ne voit pas. Mais rien n’empêche, plus simplement, de se laisser envahir par un pur rapport à ce que l’on découvre. À condition de garder son téléphone ou son appareil photo dans sa poche.
“Toutes les fois qu’un être humain accomplit un effort d’attention avec le seul désir de devenir plus apte à saisir la vérité, il acquiert cette aptitude plus grande, même si son effort n’a produit aucun fruit visible”
Simone Weil, Attente de Dieu, 1942
Conseil n° 9) Accepter de revenir transformé
Quand on finit par rentrer chez soi, on peut se sentir étranger aux lieux les plus familiers, à son appartement, à sa rue. Ce sentiment est souvent passager. Mais il a un sens profond, car certains voyages nous changent, au point que nous ne revenons plus le même que lorsque l’on est parti. Non seulement on a vu et photographié de belles choses, mais des expériences nous ont bouleversé, ou silencieusement modifié. Savoir revenir chez soi, c’est aussi accepter d’avoir changé à jamais. Jusqu’au prochain départ…
“On ne revient jamais d’aucun voyage, car celui qui revient n’est plus le même”
Anne Dufourmantelle (1964-2017), Se trouver. La psychanalyse nous aide-t-elle à moins souffrir ?, 2015
Conseil n° 10) Augmenter sa puissance d’être
Inutile d’aller bien loin, ni de se comparer aux autres, pour se griser de la nouveauté, et ainsi mobiliser notre puissance vitale. C’est la conviction de Nietzsche, cet Allemand tombé amoureux du soleil du Sud. Après avoir découvert les environs de Nice et sa « plénitude de lumière », où il retourne plusieurs années de suite, il y puise des forces créatrices inconnues. Aux visites grégaires de monuments il préfère les rudes ascensions en solitaire, dans un air pur et vif, qui lui donnent envie d’approuver et d’aimer la beauté tragique du monde.
“Parmi les voyageurs, on distinguera cinq degrés : ceux du premier degré, le plus bas, sont les gens qui voyagent et sont vus ce faisant, – ils sont proprement menés en voyage, comme aveugles ; les suivants voient réellement le monde eux-mêmes ; les troisièmes tirent de leur vision quelque expérience vécue ; les quatrièmes assimilent le vécu de façon vivante et l’emportent avec eux ; enfin, il y a quelques personnes d’énergie supérieure qui doivent nécessairement, après l’avoir vécu et assimilé, revivre pour finir tout ce qu’elles ont vu en le projetant au-dehors, en actes et en œuvres, dès qu’elles sont revenues chez elles”
Friedrich Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, 1879
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