Arendt contre Arendt. Entretiens avec Carole Widmaier et Bérénice Levet
De droite ou de gauche : peut-on classer Hannah Arendt ? Et d’ailleurs, ces catégories sont-elles pertinentes ? Si les deux tendances se revendiquent de la penseuse allemande, les philosophes Bérénice Levet et Carole Widmaier expliquent les ressources politiques d’une pensée subtile.
Côté gauche
Carole Widmaier : « Attention à l'idéologie »
Parce que certaines figures de la droite se réclament d’Arendt, une partie de la gauche répugne à s’appuyer sur sa pensée. La philosophe, qu’on ne peut nullement qualifier d’insensible aux causes sociales, est pourtant une aide précieuse pour aborder les grands défis actuels sans tomber dans l’idéologie systématique.
Arendt fait l’objet, ces dernières années notamment, d’usages par des intellectuels et des politiques de droite – pas forcément de manipulations délibérées. Nous cherchons tous, dans les textes, des occasions de renforcer nos idées, et c’est d’autant plus tentant avec Arendt que sa pensée est toujours aux prises avec les événements. Elle a une unité sans être systématique, ce qui rend aisés les prélèvements de certains passages ou de certaines formules pour les faire entrer dans des représentations du monde exprimant diverses sensibilités politiques. Mais inscrire une pensée qui s’efforce de toujours tout comprendre, au risque de faire des erreurs, dans une vision figée du monde est contraire à son esprit même.
Les usages d’Arendt par des conservateurs, voire des réactionnaires, relèvent par ailleurs d’erreurs de lecture. Beaucoup de propos d’Arendt sont mal compris parce qu’ils sont prélevés, extraits de l’intention philosophique dans laquelle ils s’inscrivent. Ce sont souvent les thématiques de La Crise de la culture (1972) – la rupture du fil de la tradition, la perte de l’autorité, l’éloge de la culture classique, etc. Si Arendt dit effectivement que l’éducation doit être conservatrice, par essence, il ne s’agit jamais de défendre le maintien de l’ordre du monde tel qu’il est : il est au contraire du sens même de nos existences d’intervenir, d’agir, de se rassembler pour davantage de justice et de liberté. C’est seulement que nous ne devons pas faire porter le poids de notre volonté de changement sur les enfants. En tant qu’éducateurs, nous avons la responsabilité du monde. Son antériorité doit justement être transmise aux nouvelles générations pour préserver le ferment de nouveauté qu’elles portent, pour leur offrir la possibilité, plus tard, d’agir à leur tour en tant qu’adultes. La transmission et la préservation du monde consistent à ne pas « leur enlever la chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun ». C’est ce que j’appelle le « devoir de ringardise » des parents comme des professeurs : l’adulte doit résister à l’envie d’expérimenter sur les enfants, de leur imposer « l’idée qu’il se fait de la nouveauté », car ce serait leur soustraire ce qui leur revient, leur pouvoir de commencement, qui a vocation à se déployer lorsqu’ils seront adultes.
De là à dire qu’Arendt est de gauche, c’est autre chose. Nous sommes un certain nombre d’arendtiens de gauche à nous sentir contraints d’entrer dans un débat mal posé, qui prend en partie sa source dans sa critique du marxisme. Très admirative de Marx, elle développe une autre approche du travail que la sienne et se méfie de toute tentation idéologique – elle ne peut consentir à ce que la politique s’inscrive dans un système explicatif scientifique, ou pseudo-scientifique, et cohérent. Pour Arendt, la politique est le domaine par excellence où s’expriment notre pluralité et notre capacité à faire événement : comment pourrait-elle faire l’objet d’une connaissance totale et surplombante ? Quel expert pourrait donc en énoncer la « vérité » ? Toutes les réductions à l’univoque sont dangereuses en produisant une perte en monde, un défaut d’expérience. Une chose n’est tangible qu’à partir du moment où s’énoncent à son propos plusieurs points de vue. Si ne vaut qu’un seul, si notre existence est réduite à une seule activité, nous perdons le sens même de ce que nous vivons. C’est ce qui a lieu de manière absolument radicale dans la désolation totalitaire, mais qui menace aussi le travailleur-consommateur, qui devient un rouage de la société.

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