Bernard Friot : “Devoir attendre 60 ans pour être libre, c’est dramatique”

Bernard Friot est économiste et sociologue, auteur de plusieurs ouvrages sur la question du travail dont le dernier, Prenons le pouvoir sur nos retraites (La Dispute, 2023), vient de paraître. Penseur marxiste, très lu et apprécié à gauche, il juge sévèrement la réforme des retraites et appelle à reconsidérer en profondeur notre rapport au travail, à travers l’idée originale d’un « salaire continué », à vie, pour tous les individus majeurs. Il nous explique de quoi il retourne.

Dans vos livres, vous battez en brèche plusieurs idées reçues sur la retraite, notamment l’idée selon laquelle la retraite serait un temps “après le travail”, une libération de celui-ci. Pour quelles raisons ?

Bernard Friot : Poser la retraite comme une libération du travail, c’est poser le travail comme quelque chose dont il faut se libérer. Je m’inscris en faux contre cette idée. D’abord, le travail n’est pas aliénant par nature, il l’est dans une société capitaliste. Le travailleur, ne possédant ni son outil de travail ni le fruit de son travail, dont l’objet et le contenu lui échappent, ne peut se reconnaître dans ce qu’il contribue à produire, il est ainsi rendu autre à lui-même, « aliéné ». Mais sortir de cette aliénation, ça n’est pas sortir du travail, c’est sortir du capitalisme ! Par ailleurs, dès lors qu’on sort le travail de sa pratique de production vouée à la mise en valeur du capital, son champ s’élargit. Bien des activités des retraités, niées comme productives dans le capitalisme, sont essentielles à la vie sociale et pourraient tout à fait être considérées comme productives. Définir les retraités comme libérés du travail, c’est s’interdire de partir de leurs pratiques pour changer le champ du travail. Enfin, tant qu’on n’a pas désaliéné le travail, le hors-travail ne peut pas l’être non plus. C’est quoi, la « liberté » d’une retraitée qui a été cassée par sa vie de travailleuse ? En quoi sont « libres » des retraités qui s’activent dans les marges associatives pour réparer les dégâts d’une production capitaliste demeurée irresponsable tant du point de vue anthropologique qu’écologique ?

“Sortir de l’aliénation du travail, ce n’est pas sortir du travail – c’est sortir du capitalisme !” Bernard Friot

Justement, vous estimez que la retraite est un salaire, pas une allocation ni une assurance. C’est une position très originale. Pouvez-vous la développer ?

Si c’est une position originale, c’est dommage, car c’est l’observation de la réalité. Depuis 1946, notre système des retraites est fondé pour les trois-quarts sur le principe de la pension comme salaire continué. Sur les 340 milliards d’euros de pensions versées dans l’année, plus de 250 correspondent à des pensions calculées sans tenir aucun compte des cotisations, mais à partir d’un salaire de référence. Pourquoi ? Parce qu’au sortir de la guerre, les ministres communistes Thorez pour la fonction publique, Paul pour les électriciens et gaziers et Croizat pour les retraités du privé, ont posé la pension comme la continuation d’un salaire de référence et non pas comme le différé de cotisations. J’insiste sur ce point. Le lien entre salaire et emploi est alors dénoué chez les retraités, qui ont droit au salaire alors qu’ils n’ont pas d’emploi. Cela concerne aujourd’hui 75% des pensions de retraite – les 25% restants étant pour l’essentiel la retraite complémentaire de l’Agirc Arrco, créée en 1947 par les patrons comme différé des cotisations en riposte à ce salaire communiste. Revenu différé capitaliste contre salaire continué communiste, vous avez là tout l’enjeu de la réforme.

Pour défendre l’idée d’une retraite comme salaire à vie, vous assurez que le salaire devrait être lié non pas à la tâche, mais à la qualification d’une personne. Qu’entendez-vous par là ?

Je ne fais que décrire ce qui existe déjà pour un tiers des personnes de plus de 18 ans, à savoir que leur salaire reconnaît une qualification rattachée à leur personne. Il faut bien comprendre une chose. Dans la tête de bon nombre de gens, le communisme est une utopie pour après-demain qui ne pourra se réaliser qu’après la prise du pouvoir d’État suivie d’une étape socialiste. Or, le communisme est déjà là, en France, dans certains espaces de la société, comme des prémices qui échappent à la logique capitaliste. Une partie du système des retraites fonctionne déjà sur un modèle communiste, et les retraités sont d’ailleurs le groupe le plus nombreux des adultes disposant de salaire communiste. Le statut de la fonction publique ou ceux des salariés d’entreprises publiques comme la SNCF ou EDF-GDF fonctionnent aussi sur ce principe, d’où l’acharnement de la classe dirigeante à les supprimer. Dans une logique communiste, le premier niveau de qualification (correspondant au Smic revendiqué, disons 1 700 euros nets mensuels) serait attribué à toute personne le jour de sa majorité. Avec possibilité de monter en qualification jusqu’à un plafond de salaire qui pourrait être de 5 000 euros nets mensuels, soit dans une hiérarchie de 1 à 3, car il faut en finir avec l’absurdité de la hiérarchie actuelle. Les épreuves de qualification (rares au cours de la vie dès lors que la hiérarchie des salaires est faible) pourraient reprendre des critères déjà existants pour qualifier les postes dans le privé et les personnes dans la fonction publique.