Pourquoi se complique-t-on la vie ?
Numéro 191 - Été 2025Pensez-vous à l’organisation de vos vacances, à vos relations familiales, amicales ou au déroulement du quotidien : il semble évident que ne cherchons pas toujours la solution de facilité ! Parfois, aller à l’essentiel demande même de grands efforts. Quelle est donc cette force obscure qui pousse les humains à faire compliqué plutôt que simple ?
Édito
Je pense à un ami d’autrefois, D.La dernière fois que je l’ai vu, il était venu chez moi avec sa petite amie. Nous étions jeunes, ils avaient traversé la…

Signes des temps
615 kgC’est la quantité de déchets ménagers produits par chaque Français en moyenne chaque année (soit au total 41 millions de tonnes), selon une étude de l’Insee menée sur l’année 2021 et parue en juin 2025. Ce chiffre est en…
CL1 : c’est le nom, un peu austère, du premier « bio-ordinateur » commercialisé par la start-up australienne Cortical Labs. Cette drôle de…

« Lorsque nous voyons des personnes innocentes, qui travaillent dur, être arrachées à leur famille de manière inhumaine, nous devons nous exprimer » Kim Kardashian, dans une Story publiée sur son compte Instagram le 6 juin 2025«…
Le mot a fait son… entrée dans l’espace public après la publication du rapport du ministère de l’Intérieur intitulé « Frères musulmans et islamisme…

Vous le connaissez peut-être en tant qu’écrivain et essayiste, mais saviez-vous que Nathan Devers a soutenu ce semestre une thèse de philosophie sous la direction de Philippe Huneman, intitulée « L’émergence de l’esprit : une approche…
La tournure verbale pick me – « choisis-moi » en anglais – est devenue un substantif : un « pick me » désigne une personne qui fait tout pour attirer l’attention. Si certains hommes sont désignés ainsi, l…
Choix de la rédaction
Le gouvernement n’a de cesse de réaffirmer sa volonté de contrôler l’accès des mineurs de moins de 15 ans au Web. Avec quelle chance d’y…

Ministre des Affaires étrangères de la Lituanie de 2020 à 2024, Gabrielius Landsbergis explique quels pourraient être les prochaines actions du…

De meilleurs amis du monde, Trump et Musk sont devenus des ennemis. Or ce désamour était prévisible car il révèle deux visions politiques…

L’adolescent de 14 ans qui a tué une surveillante dans un collège de Haute-Marne a voulu « faire le plus de dégâts » possible sans…

Récit
Dans les années 1990, un centre de recherche expérimental anglais, le Cybernetic Culture Research Unit (CCRU), produit une pensée critique du…

Intervention
Comment les représailles contre le Hamas ont-elle mené à la destruction de Gaza ? Pour comprendre ce retournement, le politologue Denis…

Jeux de stratégie
Alors que la société iranienne est plus proche qu’on ne le pense de la société israélienne, le théologico-politique est de plus en plus présent…

Nouvelles vagues
C’est le nouvel appareil star de l’électroménager, qui promet de frire nos aliments sans matière grasse. Mais, ce faisant, ne signe-t-il pas la…

Là est la question…
LE DILEMME DE BLANDINE « Je suis née avec deux moignons au pied et à la main droites. Aucun mot n’a jamais été mis sur la cause ni sur les…

Rencontre
Médecin légiste, Philippe Boxho relate dans ses livres, véritables best-sellers, l’histoire des morts qu’il a autopsiés et des crimes qu’il a…

Vertiges
Changer de cadre de vie, le temps d’un été ou de manière plus durable, change aussi notre rapport au monde et à nous-mêmes… À moins de s’appeler…

Dossier
Pourquoi se complique-t-on la vie ?
Publié leDeux voies s’offrent à vous. L’une est directe, toute tracée. L’autre plus aventureuse, ardue, voire dangereuse. Laquelle allez-vous choisir ? Qu’il s’agisse des relations, du quotidien ou des projets, il n’est pas sûr que nous cherchions toujours la solution facile et rassurante. Et au niveau collectif, le moins que l’on puisse dire est que les sociétés excellent à se rendre la vie difficile. Mais quelle est cette obscure force qui pousse les humains à faire compliqué plutôt que simple ?Parcours de ce dossier➤ « Couper les cheveux en quatre », « chercher midi à 14 heures »… Bien des expressions courantes nous parlent de notre tendance aux embrouillaminis. Que nous apprennent-elles ?➤ Si la complexité exerce un tel attrait sur nous, ce n’est peut-être pas en vain. Il est possible, en effet, que la réalité soit elle-même complexe et les énoncés simplificateurs sources d’erreurs et d’égarement.➤ Avez-vous planifié vos vacances ou improviserez-vous ? Vos valises sont-elles légères ou pleines à craquer ? Faites notre test pour découvrir votre complexité favorite.➤ La chercheuse en psychologie cognitive Gabrielle Adams nous explique pourquoi, quand nous avons à modifier une situation, nous avons tendance à y ajouter plutôt qu’à y retrancher des éléments.➤ Envisagez votre histoire familiale : il y a fort à parier qu’elle n’est pas tranquille ! Les philosophes Hélène L’Heuillet et Sophie Galabru et le psychiatre Serge Hefez nous expliquent pourquoi les relations avec les proches font des nœuds.➤ La haute mer est un milieu très particulier : on y est au contact avec les éléments, la ligne d’horizon… et pourtant, nous avons besoin d’embarcations et de connaissances très sophistiquées pour y survivre. La navigatrice Violette Dorange, benjamine du dernier Vendée Globe, en discute avec le philosophe passionné de l’océan Roberto Casati.➤ Et pour prolonger la lecture de ce dossier, nous vous proposons des extraits des Lettres à Lucilius de Sénèque, préfacés par l’historien spécialiste de l’Antiquité Pierre Vesperini.

“Couper les cheveux en quatre”Au XVIIe siècle, on disait « fendre un cheveu en deux » avant de parvenir à l’expression actuelle. Elle ne décrit…

Nous aspirons tous à plus de simplicité dans nos vies et nos relations. Mais avant d’y parvenir, il faut résoudre une question : est-ce la…

Chacun a sa méthode pour s’organiser et avancer dans l’incertitude. Pour découvrir votre manière philosophique d’aborder la vie dans toute sa…

Ajouter ou soustraire ? Une immense majorité d’entre nous privilégie l’accumulation, comme l’ont démontré les expériences menées par la…

La vie avec nos proches pourrait être un havre de paix… elle est souvent un nid d’embrouilles. Philosophes et psychiatres expliquent comment…

Violette Dorange a conquis les cœurs en bouclant son premier Vendée Globe à seulement 23 ans. Roberto Casati a écrit une Philosophie de l…

Figure majeure du stoïcisme de l’ère impériale romaine, Sénèque (v. 4 av. J.-C.–65 apr. J.-C.) professe que la tranquillité de l’âme…

Pour prolonger la thématique de notre dossier, nous vous proposons des extraits des Lettres à Lucilius de Sénèque. Le philosophe stoïcien tente de…

Entretien
L’anthropologue a connu le succès avec son essai Le Champignon de la fin du monde. À l’occasion de la parution de Notre nouvelle nature, écrit en…

Les clés d'un classique
Quelle est la place des artistes au sein de la société ? Sont-ils essentiels ou marginaux ? Relire Platon sur ce sujet est déstabilisant…

Platon glorifie le poète au moment même où il décide de le bannir de sa Cité idéale. Si certains doivent partir, d’autres restent les bienvenus… à…

Livres
“Clamser à Tataouine”, de Raphaël Quenard : crimes et boniments
Publié le« Toute ma vie j’ai eu honte. D’abord de ne pas trouver de sens à mon existence. Ensuite de ne pas trouver de raison valable à ce non-sens, fatigué à l’idée même d’essayer. » Telles sont les paroles que ressasse le narrateur du roman, perché sur la corniche d’un immeuble de huit étages et prêt à se jeter dans le vide. Cette expérience est inaugurale. Le personnage narrateur ne se suicide pas mais se jette dans une série de meurtres, ou plus exactement de féminicides. Actes gratuits en un sens, puisque chaque victime est une rencontre fortuite que l’assassin trouve le moyen d’apprivoiser le temps d’imaginer son modus operandi. En revanche, ces meurtres répondent à un critère sociologique, ils sont portés par une haine tenace envers l’ensemble des classes sociales. Ainsi, chaque victime est un échantillon : le narrateur commence par trucider une aristocratique rombière avec un couteau à tarte et finit par séquestrer une SDF qu’il laissera mourir de faim, en passant par plusieurs meurtres intermédiaires. La misogynie du personnage apparaît comme l’une des facettes de son ressentiment, la froideur cynique comme sa qualité première.Comédien et réalisateur, Raphaël Quenard a déjà reçu le césar de la meilleure révélation masculine. Ce premier roman complète sa panoplie. Il joue sur un dosage pas toujours crédible de premier et de second degrés, de violence glacée et de distance parodique. Le narrateur distille des aperçus méditatifs sur l’existence qui valent moins pour leur effet de vérité que pour le désenchantement qui s’en dégage. Quelque part entre Louis-Ferdinand Céline et Jean-Marie Bigard, la langue de Clamser à Tataouine oscille entre un pessimisme de dandy gouailleur et une vulgarité assumée, parfois inventive.Depuis Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski jusqu’à De sang froid de Truman Capote, en passant par de nombreux romans policiers, le crime gratuit ou sans mobile immédiat a fait naître de grands livres. La sobriété profite toujours au récit. Cette fois, la voix du narrateur se veut une caisse de résonance, souvent bavarde, du chaos social, un carrefour de pulsions destructrices, un laboratoire du vide des valeurs. Aussi le meilleur de Clamser à Tataouine se trouve-t-il plutôt dans un panorama des langages contemporains : « Ben là, j’me réveille, dit Warda, la SDF, dernière victime du tueur en série, j’vois un pelo devant moi en train d’se guinser ! Il se tapait une queue c’narvalo !!! Tu crois que y’avait quelqu’un ?! » Ne serait-ce que pour la finesse de l’écoute et de la restitution, ce roman mérite le détour.

“Moi qui n’ai pas connu les hommes”, de Jacqueline Harpman : dystopie émancipatrice
Publié leVoilà une durabilité éditoriale comme on en fait plus : trente ans après sa publication, ce roman dystopique de l’écrivaine et psychanalyste belge Jacqueline Harpman (1929-2012) est réédité. Pourquoi ? La traduction anglaise s’écoule par centaines de milliers, à la suite d’une tendance de lecture lancée, une fois n’est pas coutume, sur l’application TikTok. C’est l’histoire de quarante femmes enfermées sans raison dans une cave, surveillées par des gardiens silencieux. Les détenues ne cherchent plus à saisir le pourquoi de leur existence absurde, où les fouets claquent mais où la nourriture abonde. Pire, elles refusent de partager leur savoir avec la narratrice, une jeune fille défiant le statu quo de l’ignorance et qui n’a connu ni le monde d’avant ni les hommes : « Je n’ai pas envie de mourir assise sur une chaise, au milieu de je ne sais quoi. » Elle se met alors à compter les battements de son cœur, puis à penser. Et en même temps qu’elle pense, une liberté se dessine : « Dans notre vie absurde, j’ai inventé un imprévu. » Comme dans le mythe de la caverne de Platon, ici brillamment revisité, c’est la connaissance qui permet aux prisonnières de se libérer. Ainsi que l’écrit Platon, « les yeux éblouis par l’éclat du jour », la libération est difficile : les ex-détenues devront apprendre à survivre dans un monde extérieur aussi désertique que dénué de sens. Féministe parce qu’humaniste, ce grand roman d’apprentissage de Harpman nous transporte dans une quête de liberté sans fausse promesse.

“L’Esprit vivant de la nature”, de Frédéric Nef : explorer l’âme du monde
Publié leEst-ce qu’une forêt pense ? Et une termitière ? Et un récif corallien ? Si la question désarçonne, c’est que nous, Occidentaux et Modernes, sommes biberonnés au dualisme : il y aurait d’un côté la matière, et en son sein la nature, et de l’autre l’esprit. Et si les deux termes opposés étaient en réalité imbriqués ? C’est la voie creusée par le panpsychisme, doctrine selon laquelle tout ce qui existe (pan, « tout » en grec) est doté d’âme ou d’esprit (psychè), voire de conscience. Spécialiste de logique et de métaphysique, Frédéric Nef entend réactiver cette notion qui a traversé les siècles – le mot même de panpsychisme date de la Renaissance. Loin de verser dans l’irrationalisme new age, l’affaire est sérieuse, très sérieuse même. Autant le dire frontalement : saturé du vocabulaire le plus pointu de la métaphysique contemporaine – on parle ici d’« ontologies multi-catégorielles » ou de « proto-propriétés » –, cet ouvrage est bien souvent aux limites de la lisibilité pour les non-initiés… Pour faire simple, Nef conçoit le monde comme un ensemble de « connexions » et attribue aux vivants non humains des propriétés mentales ou une forme d’intelligence. Il évoque notamment le règne végétal en se penchant sur l’œuvre de Gustav Theodor Fechner (1801-1887), philosophe qui soutenait que les plantes, capables de croître et de sentir, ont une âme. Le livre aborde aussi les « superorganismes » animaux, tels les ruches ou les récifs de coraux, où la symbiose des parties permet l’émergence d’une « structure organisée », facteur de développement et d’adaptation – si penser, c’est s’adapter, on voit que la conception de l’esprit est ici très élargie. Incluant les minéraux dans son panpsychisme, sans toutefois préciser en quel sens, Nef relie les êtres de la nature pour mieux la célébrer. Dans un interlude personnel touchant, et très clair pour le coup, il se définit comme « un flâneur, un vagabond, un pèlerin qui contemple le séjour de l’esprit dans la matière ». Même très aride, le panpsychisme n’empêche pas de s’identifier à ce qui nous entoure et de s’émerveiller de ce monde où tout serait donc fait de la même étoffe spirituelle.

“Le Jeune Bourreau”, de Thomas Misrachi : le père en pire
Publié le« Madame soyez au rendez-vous, vingt-cinq rue de la Grange-aux-Loups, faites vite il y a peu d’espoir, il a demandé à vous voir… » Il est rare qu’une chanson exprime à ce point l’essence d’un texte. Barbara, en l’occurrence, semble dessiner Thomas Misrachi, lorsqu’un médecin lui annonce que son père souhaite le revoir avant de mourir. Car malgré l’imminence, le fils hésite. Auparavant, il a opté pour le déni : « Je me suis caché derrière le temps qui passe, en espérant que les souvenirs s’estompent avant qu’ils ne finissent par disparaître. » Le moment n’était jamais venu jusqu’à cette agonie – jusqu’à ce que l’ogre se mue en « vieillard inoffensif », semblant « avoir rétréci ». À la condition de cette faiblesse, le fils peut enfin « le toiser, le dominer, [s’en] approcher, sans crainte, sans [se] faire happer. » Et la revanche œdipienne de se convertir en liquidation du fantôme tutélaire.Il y a quelque chose de Hamlet, en effet, dans cette confession que l’auteur avoue avoir « vomie » plutôt qu’écrite, pour éviter la folie, et pour que les mots enfermés dans ces pages « servent de tombe à la douleur ». Nous les avalons d’un trait. Que s’est-il passé, l’année des six ans de Misrachi ? Notons simplement, la règle est connue, que le premier coupable n’est pas toujours celui qu’on croit. Mais aussi que les silences creusent autant de cicatrices que les sévices. Tant il est vrai qu’un parent digne de ce nom ne se contente pas de donner le meilleur, mais protège aussi du pire. Celui de l’auteur aura échoué sur les deux tableaux – et il le sait. Comme il sait que son époque a « fini par le broyer, lui et ses semblables, bercés par l’illusion de l’argent facile, des piscines chauffées, du whisky japonais et des cigares cubains ». Sur son lit de mourant, le paternel brave encore : « Tu n’es pas venu me tuer j’espère ? » Il a pourtant besoin, lui aussi, d’un dialogue : « Qu’est-ce que je t’ai fait ? Je voudrais que tu m’expliques. » Ce lien impossible est peint avec justesse. Il est tragique et beau. Une fusion « de haine, d’amour et de curiosité » qui dit toutes les familles, et donne envie de relire ce livre-cri à l’envers, pour tout comprendre. Et tout pardonner ?

“Chagrin d’un chant inachevé” : François-Henri Désérable dans les pas du “Che”
Publié leAu début de son livre, François-Henri Désérable, en grande discussion avec son compagnon de voyage, s’amuse à classer ce qui est de droite ou de gauche. « La moustache est de droite, la barbe est de gauche. » Les oppositions s’enchaînent – « le bœuf est de droite, la côte de bœuf est de gauche » – jusqu’à cette conclusion imparable : « La pipe : de droite quand elle se fume, de gauche quand elle se fait. » Appliquons cette grille de lecture à la littérature de voyage. Berezina, le récit pour lequel Sylvain Tesson a refait à moto l’itinéraire de la retraite de Russie, truffé d’hommages nostalgiques à la grandeur de Napoléon, est de droite. Comment en écrire un équivalent de gauche ? C’est simple : il faudrait refaire le périple à travers l’Amérique du Sud du jeune Ernesto « Che » Guevara avec son ami Alberto Granado. Justement, ce défi vient d’être relevé par Désérable, qui nous emmène sur la poussière des routes de la pampa et des Andes, de Córdoba à Caracas, en passant par le Machu Picchu. Cette quête, sur les pas du « Che » qui n’est pas encore un révolutionnaire mais un étudiant en médecine romantique, grand amateur de femmes et d’alcool, semble d’inspiration presque gauchiste. Sauf que « l’émincé de côte de bœuf au fenouil et au citron vert est de droite », prévient l’auteur. Ainsi, lorsqu’on pousse très loin la recherche du style, on délaisse quelque peu les préoccupations immédiates du prolétariat pour tomber dans le travers typiquement bourgeois de l’art pour l’art. Et comme ce récit est un véritable feu d’artifice de trouvailles formelles, on se demande s’il ne lorgne pas sur la droite quand même… L’époustouflante visite des boyaux des mines de Potosi ou des favelas rassurera le comité central du Parti. Quoi qu’il en soit, ce qui est agréable en refermant avec Chagrin d’un chant inachevé, c’est de sentir qu’un fleuve de mélancolie souterraine n’a jamais cessé de couler sous la surface des bons mots.

“Daimôn”, de Vinciane Pirenne-Delforge : en quête de l’agent des dieux
Publié leAu milieu des héros, des hommes et des dieux dont les mythes grecs regorgent, s’immiscent parfois quelques daimônes. Leur nature intrigue : que (ou qui) sont-ils, ces mystérieux êtres que l’on se gardera de traduire par « démons » pour ne pas plaquer sur eux l’imaginaire chrétien du « démoniaque » ? Ni leur statut ni le rôle qu’ils exercent ne sont très clairs. Interprété comme une divinité mineure, comme une force impersonnelle, voire comme un mana magico-religieux, le daimôn « exprime quelque chose de divin », affirme Vinciane Pirenne-Delforge… mais quoi exactement ? Grâce à une érudition impressionnante, l’historienne a mené l’enquête en 2019-2020 lors de ses cours au Collège de France, en revenant au plus près de différents textes de la poésie archaïque et classique grecque, chez Homère, Théognis, Pindare, Euripide, etc., c’est-à-dire avant l’appropriation du terme par la philosophie. Dans le contexte du polythéisme grec « où les dieux sont immanents », le daimôn désigne la puissance divine quand elle intervient dans le monde des humains, pour les assister, les aider dans leurs entreprises ou, au contraire, les retenir dans leur action. Conformément à son étymologie qui renvoie à la division et à la répartition, le daimôn poétique est ainsi un distributeur de biens et de maux pour les fragiles mortels, tantôt bienfaisant, tantôt malfaisant, mais toujours capable de surgir à tout moment, de manière imprévisible. Sans être lui-même l’objet d’un quelconque culte ou d’une pratique populaire, cet agent des dieux fait le lien avec les hommes pour les pousser au-delà d’eux-mêmes afin de leur faire réaliser ce qu’ils ne seraient pas capables d’accomplir seuls. Et l’on comprend mieux qu’Hésiode puisse affirmer qu’un « homme heureux est eudaimôn », car le concept d’eudaimonia (que l’on traduit d’ordinaire par « bonheur », « prospérité », « épanouissement » ou « béatitude ») correspond au fait d’être favorisé – sans qu’on puisse identifier très précisément en quoi ou par quoi on l’est. Car qui pourrait croire que le bonheur s’obtient tout seul ?

“J’emporterai le feu”, de Leïla Slimani : ce qui reste quand on a tout quitté
Publié leUne nuit de novembre 2021, Mia perd le goût et l’odorat. Elle perd aussi la mémoire, qui s’étiole en lambeaux indistincts. Ainsi débute le troisième et dernier tome de la fresque de Leïla Slimani, qui suit le destin d’une famille marocaine sur trois générations – les Belhaj – de la fin de la période coloniale jusqu’aux années Covid. Si Mia a tout oublié, c’est peut-être parce qu’elle a voulu détruire ses souvenirs. C’est en tout cas le conseil de son père Medhi : « Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. » Cet oubli volontaire est façonné par la honte et les regrets. Il repose sur un désir : celui de faire table rase, de renouer avec un horizon tout neuf, immaculé, dépourvu d’aspérités. Cette page blanche attend Mia lorsqu’elle choisit de quitter le Maroc pour étudier à Paris. Mais on n’efface pas son passé aussi facilement. Ce livre parle de ce qui subsiste quand on croit avoir tout oublié. De ce qui reste quand on a tout quitté. Archéologue mémorielle, Slimani nous immerge dans les souvenirs profonds de ses personnages : ceux qui s’ancrent dans le corps et se transmettent par les gestes et les parfums. Débarquée à Paris, Mia découvre « l’odeur des boulangeries, celle des bistrots aussi, une senteur de bières renversées et de chiffons mouillés ». Elle se met alors à rêver « des paniers remplis d’oranges et des bouquets de menthe » de son pays natal. Au fil de ce roman, Slimani s’attarde sur ce que le philosophe Henri Bergson appelle la « durée » qui concerne cette temporalité très intime, du corps, des replis et des non-dits. Medhi, le père de famille, a beau avoir fait profiter de son expérience à Mia, elle se souvient petit à petit de tout ce qu’il n’a jamais voulu dire, de ce qui gît dans les replis, les interstices. Tout comme on ne choisit pas ce que l’on transmet, on ne décide pas de ce dont on hérite, ni de ce qui reste en mémoire. C’est cette mémoire vive, cette mémoire à vif qui nous échappe toujours un peu, que l’écrivaine fait jaillir avec brio dans l’ultime tome de cette fresque.

“Grâce et Beauté” : l’attention, cœur secret de la pensée de Simone Weil
Publié le« L’attention du maladroit est une attention aux gestes à éviter. L’attention de l’homme habile est une attention à l’objet […]. Le bon cycliste voit non seulement l’obstacle, mais toute la piste. Le bon faucheur a une manière de prendre possession du champ par la pensée. » On connaît la philosophe Simone Weil pour ses grands textes, au carrefour de la pensée grecque et de la mystique chrétienne, sur l’enracinement, la force ou la grâce. Mais sa réflexion sur l’attention est peut-être le cœur secret de sa pensée, comme le montre ce petit volume intelligemment constitué d’extraits issus de textes les plus épars. Weil s’intéresse à l’attention sous toutes ses formes : celle de l’enfant qui se concentre sur un devoir de mathématiques comme celle du travailleur qui devient habile à force de s’incorporer des habitudes, celle du chef d’armée face à ses troupes comme celle de l’homme qui se soucie du malheur de son prochain. Dans l’étude, l’action ou la contemplation, soutient-elle, le même acte mental est en jeu. Contrairement à l’idée reçue, il s’agit moins de se concentrer, de fixer son esprit sur un point précis, que de se mettre, corps et âme, en position d’attente et d’ouverture : « suspendre sa pensée, la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet ». Un peu comme le lecteur devant une histoire palpitante. Weil propose d’ailleurs de voir dans la lecture, pas seulement d’un texte, mais d’une situation comme d’une rencontre ou d’une émotion, le paradigme de l’attention. « Le ciel, la mer, le soleil, les étoiles, les êtres humains, tout ce qui nous entoure est quelque chose que nous lisons… Chaque outil est un instrument à lire et chaque apprentissage l’apprentissage d’une lecture. Pour le capitaine éprouvé, dont le bateau est devenu comme un prolongement de son corps, le bateau est un instrument à lire la tempête. » On ressort transformé de cette méditation à la fois inspirée et concrète, disposé à une plus grande attention, sensible à la « parenté mystérieuse » entre le beau, le bien et le vrai.

“Occasions d’extase. Lettres” : l'intimité et les espoirs de William Morris
Publié leSi son nom ne vous dit peut-être rien, vous connaissez sans doute les motifs floraux et colorés qu’il a créés, typiques du mouvement Arts and Crafts. Designer iconique de la fin du XIXe siècle, William Morris fut aussi un penseur singulier combattant sans relâche la laideur du monde industriel et un militant socialiste engagé, comme en témoignent les lettres ici réunies. Souci de la beauté et lutte pour l’égalité vont de pair chez lui. Passionné d’artisanat, pourfendant sans relâche l’élitisme des milieux artistiques, Morris l’indigné rêve d’une société où chacun pourrait exprimer dans un art personnel le « plaisir de la vie ». Seul le socialisme peut, à ses yeux, réaliser le « désir de tous d’accéder à la beauté ». Quand la richesse sera redistribuée, « les gens auront tout le loisir de réfléchir à quoi ils aspirent en matière d’art, et seront de plus en mesure d’accomplir leurs désirs ». Cet horizon, Morris y consacra beaucoup d’argent et d’énergie en dépit de sa santé fragile. Espoirs et enthousiasmes ne vont pas, cependant, sans de profonds moments d’abattement. Son statut social (il était issu d’une riche famille bourgeoise) suscite une culpabilité lancinante. Il est « sujet à de fréquents épisodes […] dépressifs », souligne Hervé Picton dans sa préface. C’est un William Morris plus intime que cette correspondance permet aussi de découvrir. Veillant à ne jamais s’éloigner « de ceux qui sont malheureux », l’esthète reste pourtant pudique, plus attentif à la détresse des autres qu’à la sienne. S’efforçant de consoler un ami qui traverse une mauvaise passe, il glisse : « La vie n’est pas vide […], ses diverses composantes finissent par s’accorder ; […] le monde continue, beau, mystérieux, effrayant ou admirable. »

“Cacher/Montrer”, de Nadeije Laneyrie-Dagen : l’art à découvert
Publié leL’histoire est connue : L’Origine du monde de Gustave Courbet a longtemps été « cachée » avant d’être accrochée au musée d’Orsay, en 1995. Le tableau a appartenu au diplomate Khalil-Bey, qui le dissimulait sous un rideau et ne le découvrait que pour des initiés. Sa trace a été perdue, puis le psychanalyste Jacques Lacan a fini par l’acquérir et la recouvrir d’un cache peint par André Masson. La toile de Courbet n’est pas une exception, et c’est à une passionnante histoire des « œuvres invisibles » que s’attache Nadeije Laneyrie-Dagen dans ce livre richement illustré. Rideaux, portes – l’autrice se penche sur le magnifique retable d’Issenheim à Colmar –, mécanismes, panneaux mobiles, recoins et boudoirs… les multiples procédés d’escamotage font l’objet d’une analyse érudite. À la manière d’une enquête policière, l’historienne de l’art émet des hypothèses, rassemblant des paires de tableaux dissociées, imaginant ce qu’on a appelé au XVIIe siècle la « découverte » (cachant) et la « couverte » (cachée). La Joconde aurait ainsi pu couvrir une « sœur moins chaste », une Joconde nue, à l’image de la Mona Vanna conservée au château de Chantilly. Suivant une progression chronologique, la spécialiste détaille les motifs qui poussent à retirer des images de la vue, alors que leur exposition progresse dans l’espace public, depuis les lieux saints jusqu’aux musées. Mais qu’il s’agisse de ménager l’apparition du sacré ou d’un geste pour masquer l’obscène, de préparer la surprise ou d’entretenir le désir en voilant son objet, ces gestes témoignent tous de la puissance des images, de cette aura qu’évoque Walter Benjamin et dont il déplore la disparition à l’ère de la reproduction technique. L’autrice le cite d’ailleurs en ouverture, comme pour le dédire, rappelant, en mémoire aux morts de Charlie, qu’encore « nombre d’images, plus ou moins remarquables, au parti pris sexuel, politique ou religieux marqué ont une force performative insupportable ».

“Regards oppositionnels”, de bell hooks : se défaire de la haine de soi
Publié leOn pourrait facilement s’y méprendre : la culture populaire, notamment les musiques actuelles, met en avant de nombreuses personnalités et représentations noires. Cela signifie-t-il pour autant qu’elles sont libres de tout préjugé raciste, de tout stéréotype suprémaciste ? À en croire l’intellectuelle féministe bell hooks, c’est encore loin d’être le cas. Dans un recueil d’articles parus originellement en 1992 et tout juste traduits en français, la philosophe et militante s’intéresse à la façon dont le regard des Blancs façonne encore largement les représentations noires, ainsi que leur psyché. Si Tina Turner ou plus tard Beyoncé ont opté pour des chevelures plus ou moins lissées et décolorées, domptant ainsi leurs cheveux originellement crépus, ce n’est pas un hasard. Dans un monde où la blanchité (le fait d’être blanc et de bénéficier de tous les privilèges que cela octroie) reste préférable à la noirité, le fait qu’une femme noire influente opte pour la négation d’elle-même signale que le pouvoir ne se conquiert qu’à condition d’adopter les codes – et les looks – des Blancs. bell hooks traque ces signes de haine de soi, y compris dans les représentations littéraires ou cinématographiques qui semblent relever de l’empowerment. Ainsi les personnages féminins noirs sont-ils rarement valorisés ou détachés d’un white gaze qui les cantonne à des représentations sursexualisées, héritage de l’appropriation des corps noirs par les colons blancs. Comment s’en défaire ? En prenant acte d’une différence, propose bell hooks, qui n’a jamais rimé avec infériorité.

“De l’oisiveté” : court-circuiter le capitalisme (sans trop d’efforts) avec Walter Benjamin
Publié leÀ se lancer dans le millier de pages du Livre des passages, il y a de forts risques d’égarement. Choisir ses « liasses », soit les ensembles de textes dédiés à un thème précis et, dans ce cas, édités séparément, c’est s’autoriser à apprivoiser un Benjamin à la pensée aussi géniale que tortueuse. Ici, pas de texte au long mais une suite de notes à picorer selon la température à l’ombre de votre après-midi – pensez bien à vous hydrater entre deux siestes. Dans les notes consacrées à l’oisiveté, on croise Baudelaire, Valéry et la figure d’un bourgeois honteux, c’est entre l’analyse historique et quelques bons mots. Par exemple : « Il existe deux institutions sociales dont l’oisiveté fait partie intégrante : les agences de presse et la vie nocturne. Elles exigent une forme spécifique de propension au travail. Cette forme spécifique, c’est l’oisiveté » – allez, même pas mal à notre ego de journaliste. Benjamin réactualise un sujet classique, soit la distinction entre vita activa et vita contemplativa, pour faire de l’oisiveté un rare moyen de court-circuiter, tout en s’y intégrant parfaitement, un capitalisme naissant. L’oisiveté du bourgeois est en effet « parente du processus économique de production ». Un sens de l’observation qui le conduit à s’intéresser à des figures qu’on n’est pas sûr d’avoir déjà croisées chez Marx ou chez aucun poète, comme cet homme-sandwich, décrit comme le « vrai flâneur salarié » : manière de signaler que tout dispositif, même le plus contraignant, génère toujours sa propre faille.

“Quand elle danse”, entretiens avec Anne Teresa De Keersmaeker : le geste et son intention
Publié le« Célébration, consolation, réflexion » résument pour Anne Teresa De Keersmaeker les trois missions de l’art. Habituellement peu loquace, la chorégraphe s’est exceptionnellement livrée à la journaliste Laure Adler, lors d’une série d’entretiens menés entre deux répétitions ou deux trains, en France, en Italie ou en Belgique. À Bruxelles, la chorégraphe a implanté son école – P.A.R.T.S. pour Performing Arts Research and Training Studios – où les enseignements concernent le corps dans toutes ses dimensions. Là, les cours de danse contemporaine ou de yoga côtoient ceux de philosophie, avec la conviction que l’abstraction – une action de « déblayage », selon elle – relève bien d’un geste concret. « Un corps, affirme l’artiste en phénoménologue, est toujours un corps social. C’est une façon d’organiser l’espace. C’est une façon de penser le monde, c’est la chose la plus naturelle, donc la plus spirituelle. » Dans ce portrait qui a le charme (les détours et les tâtonnements) d’une conversation spontanée, la danseuse se confie sur son enfance à la ferme, sa formation auprès de Maurice Béjart, sans fuir les questions sur une organisation et un comportement qui ont pu être dénoncés autoritaires ou blessants par des membres de sa troupe. L’échange aboutit finalement à une réflexion sur l’intention qui précède tout geste et sur le rapport qu’entretiennent le corps et l’esprit : « La forme évoque une pensée, et la pensée peut produire une forme. » Après avoir offert d’inoubliables créations sur les musiques de Bach ou de Steve Reich, qu’elle chérit, Anne Teresa De Keersmaeker donnera forme cet été à un spectacle sur Brel au Festival d’Avignon, sûre que danser permet « d’articuler un trajet intellectuel ».

Arts
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