Roger Berkowitz : “Nous avons besoin de désobéissance civile, d'action, de courage”
Alors que le président Trump met à mal les fondements de la république, le philosophe Roger Berkowitz s’inspire de la pensée de Hannah Arendt pour comprendre la révolte contre les élites qui a porté ce « kleptocrate nihiliste » au pouvoir. Au-delà de la résistance des juges, de l’université et de la presse contre les atteintes à l’État de droit, il en appelle à l’action et à la mobilisation des citoyens pour défendre une certaine idée de l’Amérique.
Vous vous inspirez de Hannah Arendt pour comprendre le retour de Donald Trump au pouvoir, signe de l’effondrement de l’ordre libéral mondial qui s’est mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pouvez-vous préciser le sens de ce diagnostic ?
Quand vous racontez une histoire, tout tient souvent au moment où vous la faites commencer. Partons de la crise des années 1920 qui a conduit au fascisme en Italie et en Espagne, et au totalitarisme dans l’Allemagne nazie et en Russie soviétique. Après la grande confrontation entre les démocraties et les régimes totalitaires de 1940 à 1945, il y a eu une réaffirmation des principes de la démocratie libérale. Face aux crimes de l’Holocauste et aux millions de morts du stalinisme, il fallait s’assurer que « plus jamais cela ! » Grâce au nouvel ordre libéral, pendant quatre-vingts ans, l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest ont connu une période de paix et de prospérité sans précédent. Pour les couches éduquées et protégées de la population, cela a été synonyme de stabilité et d’opportunité. Mais pour toute une frange de la population, il y a une face sombre de cette histoire. Pour les personnes attachées aux liens communautaires, nationaux ou religieux, l’idée libérale que le droit doit toujours primer sur les usages, que le passé ne fait plus autorité, que le mode de vie traditionnel, dans le couple ou la famille, doit être déconstruit, tout cela est difficile à admettre. Ajoutons que le principe d’égalité, grande promesse du libéralisme, induit tous ceux qui se retrouvent en bas de l’échelle à penser que c’est de leur faute – ce qui est humiliant. Auparavant, si vous étiez en bas, c’était le destin de votre classe. Dans le monde libéral, où ne sont censés jouer que l’individu et ses talents, vous êtes le seul à blâmer si vous ne réussissez pas. Enfin, troisième élément, le libéralisme s’adresse essentiellement aux gens éduqués et civilisés et invite les autres à se soumettre à ses vues. Au XIXe siècle, John Stuart Mill l’assumait : tous ceux, comme les Indiens de l’empire britannique, qui n’étaient pas encore suffisamment éclairés pour se gouverner, devaient être soumis. Aujourd’hui, c’est dans cet esprit que les libéraux s’adressent à ceux qui ne partagent pas leurs vues, comme à des personnes qui ne sont pas suffisamment éclairées pour participer au débat et à la décision…
En admettant que le libéralisme charrie un élitisme antidémocratique, en quoi cela éclaire-t-il la situation contemporaine ? Et quel est le rapport avec Hannah Arendt ?
Roger Berkowitz — Dans les années 1960 et 1970, après son enquête publiée sous le titre Les Origines du totalitarisme et sa réflexion philosophique baptisée Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt a écrit une série d’essais essentiels sur la violence, le mensonge en politique, la désobéissance civile. Ces textes expriment son inquiétude de voir se mettre en place aux États-Unis une nouvelle forme de gouvernement plus répressive que la tyrannie, même si sans rapport avec le totalitarisme. Elle redoute que la division grandissante entre l’élite dirigeante et le reste du peuple ne se pétrifie en une séparation étanche fondée sur l’intelligence. Selon elle, cette forme de gouvernement prive le peuple de tout pouvoir et de toute responsabilité. Si ce scénario se confirmait, les technocrates en viendraient à considérer le peuple comme des sous-hommes qui doivent être soumis, tandis que le peuple se rapporterait à l’élite technocratique comme à une minorité intouchable qu’il faut renverser... Une perspective à laquelle la révolution numérique et le transhumanisme des élites de la tech donnent aujourd’hui une étrange actualité.
« Il y avait jusqu’ici un accord tacite entre le peuple et ses élites qui disait : laissez-nous gouverner, la prospérité suivra ! Ce deal s’est rompu. La majorité n’accepte plus de se soumettre. »
Les inquiétudes formulées par Arendt dans les années 1970 éclairent donc la situation présente ?
R. B. — Dans une grande partie du monde, et pas seulement aux États-Unis, une nouvelle classe dirigeante, élitiste, très riche, a acquis d’énormes privilèges. Or cette classe qui est censée gouverner... a perdu le contrôle. Sur l’écologie autant que sur l’éducation ou la santé, les dépenses publiques explosent, sans améliorations concrètes : les inégalités se creusent, l’éducation empire, la crise écologique s’aggrave. En dépit de cet échec, la classe dominante continue de s’adresser à la majorité en lui signifiant qu’elle devrait changer son mode de vie (porter des masques pendant le Covid, arrêter de conduire des voitures à essence, ne plus voyager...). Je ne suis pas le premier à prendre acte de la vague mondiale de colère contre les élites dirigeantes. Mais, dans les pas d’Arendt, je pointe la dimension politique du phénomène. Il y avait jusqu’ici un accord tacite entre le peuple et ses élites qui disait : laissez-nous gouverner, la prospérité suivra ! Ce deal s’est rompu. La majorité n’accepte plus de se soumettre. Alexis de Tocqueville l’avait bien montré pour la Révolution française : le peuple français a accepté ses rois et son aristocratie tant qu’ils exerçaient un pouvoir à la mesure de leurs privilèges. Dès lors que ce ne fut plus le cas, il s’est révolté. C’est le même phénomène avec Donald Trump. Il est porté par la révolte des classes laborieuses, une révolte chaotique, potentiellement violente et destructrice, mais porteuse d’un message aux élites : « Nous ne voulons plus que vous décidiez à notre place. » Il est possible que cela dégénère. Mais si on l’accueille autrement que comme une révolte sulfureuse et irrationnelle de personnes mal éduquées, elle peut avoir un débouché positif. Pour cela, il faudrait que la politique ne soit plus conçue comme la gestion par une élite d’experts de problèmes techniques qui échappent au commun des mortels. Il faudrait un renouvellement de l’esprit du self-government et du républicanisme démocratique. Or, c’est précisément ce que Arendt avait en tête.

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