Une penseuse mondiale !

Martin Legros publié le 11 min

Un temps ravalée au rang d’essayiste polémique, Hannah Arendt s’est peu à peu imposée comme une théoricienne majeure du politique, incontournable aujourd’hui pour comprendre l’Amérique de Donald Trump, le statut de la vérité en politique ou la crise de la démocratie. Face au retour de la menace totalitaire, elle nous invite à faire du souci du monde et de la pluralité humaine une arme de résistance contre les « sombres temps ».

 

Dans L’Éternelle Histoire (The Eternal story), la romancière Karen Blixen raconte la mésaventure d’un riche marchand de thé de Canton, Charles Clay, qui a « une foi entière en son omnipotence » et entend « rendre réelle » une légende qui circule depuis la nuit des temps dans tous les ports du monde. Selon celle-ci, un jeune marin qui vient d’accoster se voit proposer par un vieil homme fortuné un copieux repas et une magnifique nuit d’amour avec, en prime, une récompense de cinq guinées. Le vieux Clay, remonté contre l’idée même d’une histoire « impossible », demande donc à son homme de main de trouver un jeune marin fraîchement accosté, lui présenter sa jeune et belle femme et leur réserver une table et une chambre nuptiale dans la meilleure auberge du port pour qu’ils passent la nuit ensemble, avec en prime cinq guinées. Tout se passe comme prévu sauf qu’au petit matin, le jeune marin refuse de reconnaître la moindre ressemblance entre la légende qu’il connaît bien... et la magnifique rencontre qu’il vient de faire. Au grand dam de Charles Clay, l’histoire du marin chanceux va donc continuer de se transmettre comme cet impossible rêve que se racontent les marins du monde entier. Saisie par la délicieuse ironie de cette nouvelle, Hannah Arendt considère qu’elle met au jour une vérité essentielle sur la condition humaine : si nous sommes les acteurs de nos vies, nous n’en sommes ni les auteurs ni les producteurs, parce qu’elles sont enchevêtrées dans un réseau de relations imprévisibles qui les rendent immaîtrisables. « Bien que chacun commence sa vie en s’insérant dans le monde humain par l’action et la parole, personne n’est l’auteur ni le producteur de l’histoire de sa vie. En d’autres termes, les histoires, résultats de l’action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n’est pas auteur, n’est pas producteur. Quelqu’un a commencé l’histoire et en est le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient, mais personne n’en est l’auteur. » Quant à ceux, comme Charles Clay, qui se croient suffisamment puissants pour fabriquer l’histoire, la leur comme celle des autres, la vie, irréductible à toute intrigue savamment orchestrée, ne peut manquer de leur « jouer des tours », affirmait-elle.

Quand la modernité déraille

Nous vivons une époque où les Charles Clay, échappés de l’univers de la fiction pour rejoindre le monde réel, se sont dangereusement multipliés. De Donald Trump et Elon Musk à Vladimir Poutine en passant par Sam Altman, le créateur de OpenAI et de ChatGPT, Jeff Bezos ou, plus près de nous, Vincent Bolloré, on ne compte plus les puissants – des hommes pour la plupart, d’ailleurs ! – dotés d’une « foi en leur omnipotence » et décidés à « rendre réel » les narratifs qu’ils ont forgés pour se hisser à leur position, dans la politique, l’économie ou les nouvelles technologies. Tous se saisissent de ce que Hannah Arendt nous a permis d’appréhender comme les grandes inventions politiques de la modernité : la fabrique de l’opinion par les médias et la presse ; le nationalisme et le racisme comme riposte à l’expérience vertigineuse de l’égalité ; la conquête spatiale comme capacité d’agir sur la nature terrestre « comme du dehors d’elle-même » ; l’artificialisation de la réalité et de la vérité, etc. Et tous s’emparent de ces inventions pour en faire des leviers inédits de domination – économique, sociale, politique, culturelle. Faisant fi de la pluralité humaine, brouillant volontairement la distinction entre le réel et la fiction et lui substituant une « surréalité » fictive – celle d’une Amérique trahie par ses élites, d’une Russie trahie par l’Occident, d’une démocratie ravagée par l’égalitarisme ou d’une humanité augmentée par ses propres machines –, ces personnages contemporains partagent, dans leurs sphères d’activité respectives, l’idée que « tout est possible ». À mesure qu’ils étendent et parfois conjuguent leur pouvoir, ils accréditent chez les esprits éclairés la thèse, de plus en plus répandue, qu’un nouveau totalitarisme, plus soft mais pas moins nocif, se serait installé dans les flancs de la mondialisation néolibérale. Plus besoin de parti unique, d’idéologie scientifique et de terreur politique. Fini les rassemblements de masse et la chasse aux « ennemis du peuple » – et encore, celle-ci semble faire retour ! La surveillance numérique, doublée du contrôle des médias et de la mise au pas des contre-pouvoirs, suffirait dorénavant à assurer l’unanimisme des esprits et la docilité des corps. Inutile de distinguer la Russie de Poutine, l’Amérique de Trump, la Hongrie d’Orban... ou la France d’Emmanuel Macron, le totalitarisme serait donc partout !

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