Une visite rare, mais riche en manifestations. Noam Chomsky, un des pères de la révolution cognitiviste, a attiré sur les bancs des amphithéâtres parisiens, du 28 au 31 mai dernier, une foule nombreuse, variée en âge, unanimement suspendue aux paroles de cet intellectuel au nom connu dans le monde entier.
À 83 ans, Chomsky est en effet un intellectuel dans le plein sens du terme. Linguiste, ayant enseigné au MIT tout au long de sa carrière, il est le fondateur et le principal animateur de l’approche générativiste, sans doute l’une des deux ou trois tentatives théoriques les plus marquantes du XXe siècle d’approcher une compréhension fondamentale de ce qu’est le langage humain. Auteur, en 1957, de Syntactic Structures, il a ouvert la voie à une série de programmes de recherches, dûment reformulés à deux reprises, visant à mettre en place les outils de description et de vérification de ce que pourraient être les règles universelles de la syntaxe. En même temps, sa conception du langage comme compétence mentale innée a joué un rôle crucial dans le développement des sciences cognitives auxquelles elle fournissait un exemple particulièrement rigoureux de ce qui pouvait être fait dans ce domaine. Rapidement adoptée aux États-Unis, la linguistique chomskienne a donné naissance à un mouvement général, parfois divergent, de recherches nouvelles en linguistique fondamentale, touchant à tous les aspects des langues : grammaire bien sûr, mais aussi phonologie et sémantique. La France, à cet égard, n’est pas sa meilleure élève, bien qu’une communauté un peu plus tardivement constituée de spécialistes y officie activement.
Nombre de ceux qui se pressaient dans la cour du Collège de France, le 28 mai dernier, étaient cependant venus écouter l’« autre » Chomsky : le militant, critique prolixe et acerbe des politiques extérieure et intérieure américaines – de la guerre du Viêtnam à celles d’aujourd’hui –, le dénonciateur de la désinformation médiatique et des abus de pouvoir des grands de ce monde. Parfois taxé de gauchisme ou d’anarchisme, Chomsky incarne la figure de l’intellectuel engagé mais réunit un composé d’ingrédients rarement représentés en Europe : adversaire de l’ordre établi, syndicaliste et ennemi du grand capital, il est aussi un défenseur de principe de toutes les formes de liberté d’expression au nom de la constitution américaine, ce qui – autre malentendu avec la France – lui a valu en 1980 de passer pour un ami complaisant du négationnisme. Affaire classée depuis sans doute, mais qui a contribué à brouiller les pistes et fait de Chomsky un penseur politique pas toujours compris, ne serait-ce qu’à cause d’une question souvent posée : quels liens nécessaires unissent le savant et le politique ? « Aucun », a-t-il l’habitude de répondre, mais il est difficile d’admettre qu’un esprit aussi rigoureux que le sien, convaincu que les évidences les plus immédiates doivent être questionnées, ne s’en soucie pas plus. Personne n’étant en droit de le faire à sa place, tous ceux qui l’ont écouté ont pu constater que la méthode et les attentes étaient les mêmes : Chomsky met dans ses écrits politiques et scientifiques le même soin à examiner les faits par le menu et à tisser des raisonnements d’une rigueur sans faille, écartant ou critiquant tout ce qui lui semble « irrationnel », ou mal argumenté.